« Du bout des doigts » de Sarah Waters

Par où commencer ? Du bout des doigts est un roman d’une telle envergure qu’au moment d’écrire ce billet, mille idées me viennent, mille envies de parler de telle chose et de telle autre se bousculent.

Nous sommes à Londres, au XIXe siècle, époque victorienne. Londres est sombre, la suie tache les vêtements et les mains, les rues sont étroites, mal famées. Nous sommes dans le quartier de Lant Street, le quartier des voleurs et des receleurs. Susan, orpheline, est élevée par une certaine Mme Sucksby et M. Ibbs. La première s’occupe d’enfants nouveaux-nés en attente d’adoption, le second est un receleur peu scrupuleux. Un jour Mr Rivers, surnommé Gentleman leur propose une arnaque à l’héritage, pour mettre son plan à exécution, il a besoin de Sue. Commence alors une intrigue faite de rebondissements qui vous surprennent et vous entraînent dans des aventures que vous étiez bien loin de soupçonner.

Divisée en trois parties, ce roman est rétrospectif. La première et la troisième partie sont narrées par Sue, la deuxième par Maud, le jeune femme piégée. Mais qui est vraiment la plus piégée des deux, vous le saurez en lisant le roman. Ces deux voix narratives sont importantes, elles ont la naïveté de la lectrice qui découvre en même temps, ou presque, les dessous de l’intrigue.

Pour ceux qui n’ont pas encore lu ce roman et qui souhaitent le lire, peut-être serait-il bon que vous arrêtiez ici la lecture de ce billet. Je risque d’évoquer quelques faits qui pourraient dévoiler certains éléments du roman.

Maud Lilly est la nièce de M. Lilly, vieil homme très strict, occupé à dresser une bibliographie de la littérature érotique. Maud, qu’il a sortie, encore enfant, d’un asile d’aliénées où sa mère est morte en accouchant, lui sert à la fois de lectrice et de scribe.

Pour lui, je ne suis qu’une machine à lire et à copier des livres (p.366)

La jeune fille n’a connu que les murs humides du manoir et la sombre bibliothèque dans laquelle elle passe plusieurs heures par jour. Élevée à la dure, elle est pâle, s’ennuie et a pris en horreur les livres de son oncle qu’il couve comme le plus précieux des trésors.

En dehors de l’intrigue en elle-même, Sarah Waters parvient à construire un roman qui va bien au-delà d’un simple roman à rebondissements. Bien que contemporaine, Sarah Waters parvient à créer un style digne de Dickens. Les personnages parlent l’argot londonien et ont des accents du peuple. Mais elle mène une réflexion que j’ai trouvé très intéressante sur la lecture, les livres et l’écriture. Si Maud sait parfaitement écrire ou lire, Sue, quant à elle, est analphabète, mais rusée et débrouillarde. La littérature interdite que Maud doit lire depuis sa jeunesse la révulse et les livres sont pour elle des objets détestables et pervers. Pour Sue, ils ne représentent rien.

Là où Sarah Waters parvient à réaliser un tour de force, est de reprendre un poncif de l’époque (mais je me demande si certains messieurs aujourd’hui n’ont pas encore de tel poncif en tête) : la lecture des romans nuit aux femmes. Or, là précisément, Maud est plongée dans la pire des littératures pour l’époque, la littérature érotique. Les références aux risques liés à la lecture pour les femmes sont nombreuses, poussées même à leur paroxysme, comme le montrent les remarques du médecin aliéniste :

Trop encourager chez les jeunes filles la pratique de la littérature, voire proposer aux femmes des études universitaires […] Nous élevons une nation de femmes cérébrales. Hélas ! Le malheur de votre épouse relève d’un malaise plus vaste. (p.411)

Vous vous êtes trop occupée de littérature (p.590)

Bien évidemment de telles remarques ne peuvent que nous faire bondir. Sarah Waters pousse la lecture et la littérature dans les extrêmes à une époque où le sexe, la sensualité étaient sujets tabou pour les jeunes filles. Car ce que l’on redoutait à l’époque en Angleterre comme en France d’ailleurs (le fameux Bovarysme !!!) était de développer chez les jeunes filles une âme trop romanesque :

Est-ce qu’elles ne rêvent pas toutes d’être des héroïnes de roman ? (p.466)

Et précisément Sarah Waters crée ici un roman romanesque par excellence mais en en accentuant les éléments : l’amour est saphique ou homosexuel, les romans sont des romans érotiques. Autant de transgressions impossibles à l’époque, puisque rappelons que l’homosexualité était un crime en Angleterre au XIXe siècle. L’auteure prend donc un contre-pied : en faisant du romanesque un extrême licencieux, elle montre que les lectrices aspirent alors à des amours, certes saphiques, mais pures, loin des perversités dont les livres lus par Maud étaient emprunts.

Enfin, et pour finir, Sarah Waters dresse aussi un portrait sociétal de l’Angleterre mettant la femme au centre. Elle montre comment elles pouvaient être manipulées par les hommes, la violence aussi qu’elles pouvaient subir, et les passages dans l’asile d’aliénées sont en cela terribles. Si les femmes ne sont plus enfermées au couvent, elles sont placées dans des asiles dès qu’elles deviennent gênantes ou présentent des troubles mélancoliques. Et soudain j’ai pensé à Camille Claudel internée par son frère d’écrivain début XXème.

Je crois qu’il n’est guère besoin de rajouter que j’ai adoré ce roman à la fois pour sa valeur romanesque voire feuilletonnesque, mais aussi pour cette réflexion à la fois sur la condition féminine et sur la lecture. Un grand roman donc, qui me donne très envie de découvrir d’autres romans de cette auteure.

Roman lu dans le cadre du Challenge Victorien, du Challenge I Love London, du Challenge Petit Bac cat. Corps et du Challenge God save the livre.

Sans oublier :

l’Objectif PAL Noire : 102 – 5 = 97

Ce roman faisait l’objet d’une LCA

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64 Commentaires

  1. comment peut-on résister à cette assaut final, digne de notre George dès qu’elle aime un roman… je vais sûrement me le commander bientôt !

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  2. Ton billet donne irrémédiablement envie de lire ce roman!, de se plonger dans cette histoire, cette époque… Vite, très vite, très très vite!!! 😉

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  3. why not…..
    je vais finir par m’acheter un petit répertoire, je ne m’y retrouve plus dans mes carnets de « livres à lire »

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  4. J’ai arrêté ma lecture de ton billet au moment indiqué… et j’ai vraiment hâte de le lire parce que j’attendais ta critique de ce livre avec impatience 🙂

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  5. Encore une fois, un billet qui donne envie de découvrir l’auteur et l’oeuvre. Merci !

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  6. J’ai suivi ton conseil, je me suis arrêtée de lire avant d’en savoir trop. Mais j’étais déjà convaincue par ton premier paragraphe 😉

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  7. Je suis frustrée, je ne peux pas lire tout ton billet !!! C’est promis lorsque je retenterai Sarah Waters, je choisirai « Du bout des doigts » !

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  8. Je suis en train d’écrire mon billet alors j’ai juste lu le début de tien et je reviendrais lire le reste lorsque j’aurais terminé de l’écrire mais je suis sûre que tu as dit tout ce qui était important. J’ai vraiment adoré en tout cas et je suis bien contente d’avoir encore 2 romans de Sarah Waters dans ma PAL 🙂

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  9. Je note, ton enthousiasme donne envie de découvrir ce titre. Comme d’autres avant moi, j’ai arrêté de lire ton billet au moment indiqué, j’y reviendrais quand je l’aurais lu.

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  10. Tu as réussi à me tenter avec ton enthousiasme qui est contagieux :0) Dès que j’aurais lu « l’indésirable » je lirais celui là !!

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  11. C’est pas bien mais j’ai tout lu !!! Je ne pense pas le lire demain mais je note.(Pour les autres : je note à la lettre G comme George ce qui est pratique quand on part à la recherche d’un livre !!!^^)…

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    • Ahhhh j’espère que tu as petite mémoire d’oiseau 😉 !
      Sinon j’adore ta façon de gérer ton répertoire 😉 ! tu me diras en fin d’année combien de livres je t’ai donné envie de lire.

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  12. Bon, il ne me reste plus qu’à le sortir de ma PAL. Je pense le sortir avant la fin de l’année. Je me suis arrêté là ou tu nous l’a dit pour ne pas en savoir trop…et ainsi profiter de la découverte.

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  13. Je suis vraiment très heureuse que tu l’aies aimé. C’est un roman qui m’a aussi énormément touchée. Je ne l’avais pas vu avec le même regard que toi, sur la lecture et ses dangers pour les femmes, mais ton analyse est juste.
    Le poison de la lecture – et le pouvoir que donne le fait de savoir lire (ahhhh, cette lettre d’introduction qui n’en est pas une), sont au centre de ce roman.

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    • Oui et c’est vraiment aussi ce qui m’a plu en dehors des ressorts romanesques voire feuilletonnesques. Elle sait nous manipuler cette Sarah, d’ailleurs as-tu noté à un moment quand je ne sais plus quel personnage ne sait plus si Gentleman s’appelle Rivers ou Waters? j’ai trouvé ce clin d’œil assez drôle !

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  14. Un de mes romans préférés de tous les temps ! J’ai aussi adoré Caresser le velours, très peu lu sur les blogs, je ne sais pas pourquoi.

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    • Moi aussi Chaplum, il est dans mon Panthéon personnel. Dans le top 3 de mes livres de tous les temps. Et comme toi j’ai adoré « Caresser le velours. »

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      • Ah toi aussi tu adorais « Caresser le velours », il va falloir que je vois ça !

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        • Oui, mais je ne sais pas si j’en ai parlé sur « Bérénice et moi ». Je vais aller voir cela de ce pas… Je ne sais pas si j’avais ouvert mon blog quand je l’ai lu, je ne crois pas en fait. Mon blog date de janvier 2007 et j’ai dû le lire en août 2006. Un doute m’assaille…

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    • « Caresser le velours » je l’ai vu aussi, j’avais hésité à le prendre, bon du coup…

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  15. Tant pis, j’ai tout lu. De toute façon, d’ici à ce qu’il arrive sur ma PAL et que je le lise, j’aurai tout oublié !

    Est-ce bien raisonnable de l’ajouter à ma wishlist ???? La réponse est « non », pourtant…

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  16. J’ai également tout lu, mais vu l’état de ma LAL !!!!

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  17. Eh ben! tu y as vu des tonnes de choses que je n’ai pas vues!
    Sarah Waters a l’air d’être une habituée des histoires lesbiennes et, du fait que le quatrième de couverture insiste énormément sur la littérature érotique, alors qu’il n’y a rien de bien sulfureux dans le livre. Pour ma part, j’y ai donc vu quelque chose de vendeur (d’ailleurs, même à La griffe noire, pour vendre ses livres, ils jouent sur le côté sulfureux et lesbien, parce que c’est ça qui fait vendre) et n’y ai pas cherché de réflexion particulière. Je n’y ai pas vu autre chose qu’une lecture de divertissement. Peut-être à tort.
    J’aurais partagé ton avis si je m’étais arrêtée à la fin de la deuxième partie. Mais j’ai éprouvé un sentiment d’indigestion à la lecture de la troisième : trop de coups de théâtres, trop de retournements de situation. Ca ne tient pas debout une seconde, d’autant plus que la psychologie des personnages n’est pas crédible. J’ai trouvé qu’elle voulait en faire beaucoup trop, c’est dommage. Ca m’a gâché le plaisir que j’avais eu à lire les 500 premières pages.
    En revanche je te rejoins pour la peinture de la société victorienne qui est très bien faite.
    Je me dis qu’il faudrait que j’en lise un autre d’elle pour me faire une meilleure opinion mais je n’en ai pas envie pour le moment.

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    • Je suis entièrement d’accord avec toi c’est de l’érotique très soft et gentil, juste un petit piment mais ce n’est pas l’intérêt principal du roman. En fait je l’ai lu comme un feuilleton du XIXe, elle va à fond dans le romanesque le plus traditionnel, et les coups de théâtre m’ont toujours surprise. Par contre je trouve que la troisième partie avec Sue est un peu longuette, mais sans plus.
      D’après les commentaires précédents, « Caresser le velours » a l’air très bien, et je crois que « L’indésirable » est très bien aussi ! A tester.

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  18. J’ai été moyennement enthousiasmée par mes deux lectures de cette auteure mais celui-ci, j’ai très envie de le lire et li est dans ma PAL.

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  19. je n’ai pas lu ton billet en entier mais vu ton enthousiasme j’ai très envie de le découvrir 🙂

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  20. Depuis bien trop longtemps dans ma PAL, il faut absolument que je l’en sorte! Si pas fin 2012, ça sera début 2013!!!!
    Et donc… Je reviendrai lire ta chronique en entier plus tard 🙂

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