« Le vice de la lecture » Edith Wharton (Un Jeudi, Un Livre #3)

Cela fait bien longtemps que ce petit essai traîne sur mes étagères… j’ai lu plusieurs billets à son propos, et notamment celui de Delphine, assez critique envers ce petit livre… il me fallait donc le lire, et tenter de comprendre ce qu’Edith Wharton cherchait à dire ici.

Ce billet suivra donc d’assez près le fil de ma lecture, et tant pis si, pour une fois, je vous en dis trop (à la limite ça vous évitera de le lire!).

D’entrée Edith Wharton prend le contre-pied d’une idée reçue et que nous n’aurions pas idée de contredire : le lecture n’est pas une vertu, elle est un vice ! et si elle est devenue un vice c’est essentiellement à cause de la fameuse « diffusion de la connaissance ». Ce qui revient à dire, que la démocratisation de la lecture (elle parle d’ailleurs du suffrage universel) a dénaturé la lecture.

Donc pour Edith Wharton, la lecture n’est pas plus une vertu que respirer. Nous  lisons, non par devoir, comme on fait du sport pour entretenir sa santé, et en cela le sport est une vertu, mais la lecture relèverait plutôt du réflexe.

Ensuite l’auteur passe aux livres. Un livre est bon s’il entraîne une modification à la fois de la pensée de son auteur, et de son lecteur : Les plus grands livres jamais écrits valent pour chaque lecteur uniquement par ce qu’il peut en retirer. Vient alors une phrase qui peut (et qui a dérangé Delphine d’ailleurs!) déranger :

Les meilleurs livres sont ceux desquels les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité ; mais c’est généralement de ces livres-là que les piètres lecteurs recueillent le moins. (pp.9/10)

Bien sûr l’opposition entre bons lecteurs et piètres lecteurs est gênante, d’autant que l’on peut s’interroger sur la définition exacte de l’un et de l’autre. Il faut donc poursuivre. Pour Wharton, nous ne sommes pas tous lecteurs, comme nous ne sommes pas tous musiciens, entendez bons musiciens. Certes  nous pouvons connaître quelques accords de guitare, et pianoter la sonate à Hélène, mais dire que nous sommes musiciens serait faux. Pour la lecture ce serait donc la même chose. Nous savons tous lire, certes, puisque nous l’avons appris à l’école, mais cela ne fait pas de nous forcément de bons lecteurs, nous serions alors, ce que Wharton appelle des lecteurs mécaniques. Or le danger de ces lecteurs mécaniques vient du fait qu’ils veulent se mêler de littérature : Et c’est seulement lorsque le lecteur mécanique s’égare hors de son pré carré qu’il devient un danger (p.11) : aïe !  oui là je l’avoue ça fait un peu mal ! Car pour Wharton, le lecteur mécanique doit se contenter de livres faciles (ceux qui ne nécessitent aucun effort autre que de tourner les pages et se servir de ses yeux (re-aïe!!!) p.11), mais ce pauvre lecteur mécanique a un grand défaut, c’est qu’il est un incorrigible suffisant, et qu’il s’attaque à la littérature et se mêle de donner son avis.

Croyez-moi ce pauvre lecteur mécanique en prend pour son grade, il aura beau faire, il ne pourra jamais atteindre le stade du lecteur-né. Et pourquoi? parce que le lecteur mécanique lit par devoir et non par essence, pourrais-je dire. La lecture devient un travail, alors même que pour le lecteur-né, elle est un besoin vital. Et là soudain, je comprends mieux, et j’adhère davantage. Le lecteur mécanique serait incapable de percevoir les liens entre les livres, les échos entre eux. Le livre lu devient un devoir accompli consciencieusement, et non une promenade, une déambulation, une passerelle vers autre chose.

Mais le lecteur mécanique a un autre vilain défaut, il suit la vox populi (et attention là aussi ça va faire mal!) : Il se dirige tout droit vers le livre dont on parle, et l’importance de celui-ci est pour lui proportionnelle au nombre de ses rééditions (p.19). C’est donc là aussi un vieux débat, qui rejoint le jugement de Sainte-Beuve sur la littérature industrielle (article que j’ai d’ailleurs très envie de lire attentivement!). Car Wharton, va plus loin, s’il y a lecteur mécanique, il y a aussi auteur mécanique. Le lecteur mécanique entraîne donc 4 grands maux :


1.
Il suscite la demande d’une écriture médiocre

2. il ralentie la vraie culture

3. Il confond la morale et les jugements intellectuels

4. Il a fourvoyé la critique,  en entraînant une disparition de l’analyse du style et du sujet, pour la remplacer par un récit des évènements (ce qui me fait doucement penser aux 4ème de couv.)

Alors que retirer de tout cela ?

Tout d’abord je trouve que cette réflexion reste très moderne, et que bien qu’écrites en 1903, certaines de ses affirmations sont encore d’actualité. Il suffit de constater l’appauvrissement des analyses critiques au sens plein du terme, c’est-à-dire l’analyse précise d’un style, pour des jugements d’ordre affectifs ou moraux. Moderne aussi parce que, sur bien des aspects, cet essai rejoint, me semble-t-il, certains billets d’un Pierre Jourde sur sa perception des romans de Marc Lévy, par exemple.

J’émets, ou du moins, j’essaie d’émettre souvent ici un avis, certes subjectif, mais qui cherche à ne s’appuyer pas uniquement sur du ressenti, mais  sur une réflexion (celle-ci sera jugée valable ou non selon celui qui la lira) qui veut aller au-delà de la morale, et c’est pourquoi je suis souvent embarrassée pour parler d’un livre qui m’a très fortement émue, car je sens bien que tout jugement intellectuel (entendez qui relève d’une réflexion de l’esprit!) peut en être influencé. Si certaines phrases de Wharton peuvent en effet déranger, et si ce lecteur mécanique qui lit par devoir et non par nécessité, en prend pour son grade, il me semble cependant que ce lecteur a quelque peu changé de forme, même si plusieurs de ces caractéristiques sont encore de mise. Mais si cet essai est dérangeant, c’est surtout qu’il nous renvoie à notre état de lecteur. Car forcément je me pose la question : dans quelle catégorie suis-je ? quelle lectrice finalement suis-je vraiment ? Mon petit égo me porterait à être dans le camp des lecteurs-nés, mais pourtant je dois reconnaître avoir quelques similitudes avec ce pauvre lecteur-mécanique qui court après le dernier livre paru ! Wharton tranche la question en créant deux catégories distinctes, or il me semble que les choses ne sont pas aussi simples, et je crois que l’on peut être à la fois un lecteur mécanique et un lecteur-né. Mais, et cela quitte à déranger à mon tour, je reste persuadée que la littérature industrielle pour Saint-Beuve, commerciale, pour notre époque, est un danger pour le littérature au sens propre. Non qu’il faille bannir la première, ou la regarder de haut, non qu’il faille que ses lecteurs soient dénigrés, mais parce qu’il s’opère, me semble-t-il aujourd’hui un amalgame, et une tendance à apprécier chaque livre avec le même critère celui de la petite histoire et du ressenti. Or pour moi, la valeur d’un livre ne tient pas tant à son histoire, qu’à la façon dont celle-ci est racontée, c’est-à-dire un style, une pensée, une réflexion, or je suis d’accord avec Wharton quand elle écrit : Il est impossible de donner une idée de la valeur d’un livre par le résumé de son contenu (p.29). Au-delà des émotions qu’il peut susciter, un livre doit porter à la réflexion, cela est pour moi essentiel, mais cela peut être autrement pour d’autres, et il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur. Chacun recherche dans la lecture quelque chose de différent, pour ma part je recherche autre chose qu’un simple divertissement, parce que pour moi la littérature m’aide à penser, à mieux me connaître, moi mais les autres aussi, bref à vivre, et tout ne se vaut pas. Certains livres que je trouve bons ne le sont pas pour d’autres, et vice-versa, la difficulté de l’essai de Wharton est qu’elle prend parti pour un type de lecteur plutôt que pour un autre, que certaines affirmations sont séches et peuvent heurter, mais c’est aussi ce qu’il y a d’intéressant.

Un Jeudi, Un Livre

Défi Mia : 2/12

Lu aussi dans le cadre du Challenge Le Nez dans les Livres !

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57 Commentaires

  1. Et bien, cela donne envie de le lire, par curiosité, loin de moi l’envie d’entrer dans une catégorie rassurante, juste comprendre comment à l’époque elle pouvait voir les choses, d’autant que la lecture faisait parti des rares plaisirs possibles. J’ai aimé ta façon d’exprimer ton ressenti. Ce genre de livre nous invite à nous poser des questions mais la réponse est souvent la même: le plaisir, non?

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    • les Livres de George

       /  octobre 9, 2011

      Je ne m’attendais pas à ce que ce billet suscite autant de commentaires et aussi intéressants ! j’avais lu plusieurs billets sur cet essai et j’avais envie de voir de près ce qu’il en était, il m’a beaucoup intéressé. Le plaisir oui bien sûr, l’avantage des livres c’est qu’il y en a beaucoup et de très différent, si bien que l’on peut passer d’un livre plaisant, divertissant, à un autre qui sera plus dense et qui suscitera davantage de réflexions !

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  2. prune

     /  octobre 8, 2011

    Ce que ce petit livre l’avait agacée ! En tous cas je suis d’accord avec le commentaire d’Eliza. Moi non plus je n’opposerai pas l’émotion et la raison ou alors il faut se contenter de lire des essais ou des documentaires. La littérature est un art et comme tous les arts on la reçoit avec notre sensibilité avant même notre intelligence ou sinon on peut ne faire que des lectures un peu sèches. Enfin, je trouve !

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    • les Livres de George

       /  octobre 9, 2011

      Disons que l’émotion est ce que nous arrive en premier, et je ne l’oppose pas à la réflexion (je parlais d’ailleurs plus de la valeur du style et de la façon dont les choses étaient dites!), mais un livre qui ne serait pour moi qu’émotion ne me satisferait pas, j’ai toujours peur du pathos, de l’émotion pour l’émotion, et je pense qu’il ne faut pas percevoir un roman uniquement par l’émotion, parce que, pour moi, c’est un risque de facilité.

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  3. Je ne pense pas que Wharton privéligie l’intelligence et tout et encense mollement les classiques ; elle encourage au contraire le lecteur qui lit pour s’évader, qui n’a pas le choix, qui le fait parce que ça lui est nécessaire et non pour frimer. Son essais sur les vilains lecteurs selon elle c’est en fait le meilleur moyen de parler des lecteurs que nous sommes et qui son passionnés ^^
    Après faut lire le truc dans son contexte, et en entier, mais je ne trouve pas son propos si… comment dire, si dur que cela. C’est même intéressant. Elle dit elle-même que l’on peut naître lecteur mais que ensuite ça se travaille, ça se travaille en lisant tout simplement, en découvrant un livre qui nous fait vibrer. C’est comme ça que je le vois du moins.

    Si je peux te conseiller une petite nouvelle d’elle, c’est Xingu chez Mille et une nuit qui raconte justement une rencontre d’un cercle littéraire bourgeois où les matrones ne racontent que les opinion à la mode et se font avoir à leur propre jeu.

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    • les Livres de George

       /  octobre 9, 2011

      Pas seulement pour s’évader parce qu’elle regrette justement une critique je dirai stylistique, c’est-à-dire qui prend en compte le style!
      Je suis comme toi, je trouve effectivement que son propos est assez juste et qu’il est en effet nécessaire de le replacer dans le contexte et ne pas le calquer sur notre époque moderne et sur les lecteurs d’aujourd’hui ! tu as en effet une lecture très proche de celle qui fut la mienne !
      Merci pour ton conseil, je vais regarder cela de plus près ! quelques minutes plus tard…. livre commandé !!! 🙂

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      • XD
        J’espère qu’il te plaira, pour ma part je l’ai trouvé délicieux !

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        • les Livres de George

           /  octobre 9, 2011

          il m’a l’air trs bien, et parfait pour une lecture du Jeudi 😉 ! merci pour la recommandation je ne connaissais pas du tout ce texte !

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  4. depocheenpoche

     /  octobre 8, 2011

    Le titre de cet essai me plait bien. L’article que tu nous en as fait est génial ; cela ne m’étonne pas qu’il t’ait demandé du temps pour l’écrire. Comme tout essai, il suscite des avis positifs, des avis négatifs et je trouve ça très intéressant. C’est le genre de littérature où j’essaie de ne pas avoir d’à priori et de le lire comme une source de ressentis de l’auteure face au sujet traité. Des fois, cela nous apporte plus d’informations sur la personnalité de l’auteur et comme Edith Wharton m’attire, c’est un essai qu’il me plairait de le lire ; je le note. En plus, ton article est source de commentaires très intéressants de la part des blogueuses qu’il est un régal de lire.Bises Anne-Claire.

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    • les Livres de George

       /  octobre 9, 2011

      🙂 !! j’aime aussi quand chacun donne son avis et c’est vrai que tous ses commentaires sont très intéressants !

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  5. En lisant ce petit texte qui m’a été offert par Argali, j’ai songé que nous devrions tous et toutes le lire, nous qui essayons de garder à jour notre blog. Il m’a semblé souvent que c’est de nous dont elle parlait… On peut également faire le parallèle avec sa nouvelle, Xingu, qui nous présente les membres d’une club de lecture réunissant quelques femmes désoeuvrées. L’image qu’elle nous en donne n’est pas très flatteuse non plus… Il me semble que si Mme Wharton avait vécu un siècle plus tard, elle se serait beaucoup amusée à croquer nos habitudes de blogueuses, avec nos défis, nos challenges, nos comptabilités, et surtout, nos critiques…
    Un article très bien écrit et qui donne à réfléchir…

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    • J’ai été très intéressée par ce texte aussi qui distingue deux types de lecteur, l’un passionné et l’autre qui lit par devoir. Effectivement le parallèle entre les deux textes est essentiel et les deux se complètent parfaitement pour mieux comprendre la pensée de Wharton sur la lecture. Merci pour cette participation si riche !

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à vous....