Pia Petersen adresse une lettre à l’homme qu’elle aime encore mais qu’elle a refusé d’épouser. Ce refus du mariage est un choix profond, consubstantiel quitte à renoncer à cet homme dont elle pensait cependant qu’il la comprenait. Dans cette longue lettre d’un peu plus de cent pages, elle livre à la fois sa conception du mariage, de la maternité, de l’adultère et du féminisme. Une lettre qui tente d’expliquer l’amour, le vrai, et qui ne peut être que libre, pour l’homme comme pour la femme. Ici, en l’occurrence, l’homme est marié et la femme est donc la maîtresse. Il s’agit d’une lettre à l’homme qu’elle aime encore, et avec lequel elle avait de longs débats.
Cette lettre a suscité chez moi des réactions à la chaîne que je vais tenter d’expliquer ici, comme il s’agit d’une lecture commune vous trouverez à la fin de ce billet d’autres avis.
Pia Petersen se définit comme un être humain, avant de se définir comme une femme. Comme telle, elle assume une liberté totale de son être. L’un des premiers thèmes abordé est celui de l’adultère et plus exactement celui de l’image de la maîtresse. S’élevant contre les esprits bien pensant, Pia Petersen assume cette place, dans la mesure où elle mène sa propre vie dans laquelle elle s’épanouit en tant qu’écrivain, une vie remplie et non dépendante de l’homme, même si elle attend ses coups de fil ou connaît la jalousie : l’idée commune que l’on a d’une maîtresse étant qu’elle veut prendre la place de l’épouse mais ce n’était pas mon projet. Je voulais être celle que je suis, entièrement. (p.34). Cette déconstruction de la méchante maîtresse voleuse de mari est en effet assez juste, et Pia Petersen montre surtout ici une simple volonté de vivre cet amour profond pour cet homme, ne considérant son mariage et sa vie avec sa femme comme hors d’elle, ne la concernant pas. Mais elle se heurte finalement à une double réaction : celle d’amies mariées qui la perçoivent alors comme une menace et celle, moins attendue (et je trouve plus intéressante), de l’homme lui-même qui ne comprend pas pourquoi elle ne semble pas attendre plus de leur relation comme le font généralement toutes les maîtresses. Cette vision résolument non-politiquement correcte est salutaire et il est toujours bon de mettre des coups de pied dans les idées reçues. Pia Petersen en effet traduit une vision de l’adultère qui met en avant une vie plus intense, que les séparations et les retrouvailles intensifient encore davantage, où l’amour est profond, réciproque, établi sur le sentiment, l’intelligence et l’amitié : L’interdit de notre histoire lui donnait peut-être plus de densité, d’intensité (p.21). Certes vivre dans le secret donne l’impression de vivre plus intensément. Et vivre l’interdit défini par la société a toujours quelque chose de plus vibrant car, déchargé de toute la contingence du quotidien, seul l’amour compte.
Je suis d’accord aussi sur le fond du discours « féministe » de Pia Petersen : la vraie définition de la femme, ma définition, un être capable de se créer en dehors et au-delà de son animalité et qui crée ce qui n’est pas naturel. (p.40). Oui, comme tout être humain, la femme est capable de créer et de se réaliser dans la création. Oui, la femme n’est pas qu’un ventre, comme le souligne Pia Petersen, elle peut se définir en dehors de l’homme qu’elle aime et de sa cellule familiale. Car en plus de refuser le mariage, elle refuse aussi d’avoir des enfants, double objet de reproches pour la société bien pensante. Si Pia Petersen assume totalement ses choix, elle se heurte cependant aux remarques de ses amies mariées, des remarques qui ne nous sont pas inconnues : concernant les enfants, « tu n’en as pas, tu ne peux pas savoir », par exemple. Pia Petersen se dresse donc contre ces femmes, ces épouses-mères toutes puissantes qui veulent faire de leur modèle familial une norme à laquelle toute femme se doit de se plier, et gare à celles qui ne rentrent pas dans le moule. La femme non mariée et sans enfant devrait être, d’après ces épouses-mères, forcément des femmes malheureuses, ce que conteste farouchement Pia Petersen, en affirmant que la plupart de ces femmes n’ont accepté le moule que par conformisme, sans réel choix.
Là où je suis moins d’accord cependant tient à une certaine généralisation qui fait que finalement, en lisant ces pages, on ne trouve que deux modèles qui s’affrontent et aucun entre deux : d’un côté la femme libre, qui refuse le mariage et l’enfantement, de l’autre la femme mère par contrainte sociale et asservissement à des lois désuètes.
C’est là que je suis moins convaincue par la démonstration de Pia Petersen. Je suis tout comme elle horripilée par ces femmes qui ne semblent se revendiquer et ne se définir que par leur progéniture, comme elle les discussions entre femmes qui n’ont comme sujet de discussion que leurs enfants m’ennuient très rapidement, comme elle, l’entretien ménager d’une maison m’est une corvée parfois insupportable. Je comprends qu’elle s’en prenne à une certaine catégorie de femmes épouses et mères, mais j’aurais bien aimé parfois un peu de nuance et moins de « toutes dans le même panier ». Sur le fond, la substance de sa pensée, je suis entièrement d’accord avec elle, mais je trouve sa démonstration par trop généralisante et partant un peu facile.
Car, cette façon d’opposer la femme refusant l’enfantement à la femme qui enfante, me pose un vrai problème. Alors, oui, elle souligne deci delà que l’enfantement doit être un choix et que dans ce cas-là, pourquoi pas enfanter (Si la femme a des enfants, que ce soit parce qu’elle le veut vraiment et qu’elle a fait elle-même ce choix. p.67), mais la généralisation est si omniprésente que l’expression de ce choix se perçoit à peine et le tableau des épouses-mères si péjoratif que ce choix perd de sa valeur et que l’épouse-mère par choix a tôt fait d’être assimilée à l’épouse-mère par convention sociale. D’autant que le choix de faire des enfants, ne nécessitant aucun courage, aucune revendication, on peut se demander s’il se pose réellement en ces termes. Oui, choisir de ne pas enfanter et bien plus courageux que choisir de faire des enfants. Pour moi, faire des enfants n’est pas un choix, mais un désir. C’est un choix acquis par nature, donc pourquoi revendiquer un choix qu’a priori personne ne conteste, la femme a le choix d’avoir des enfants si elle le désire, je ne me verrai pas dire à des amies : « J’ai fait le choix d’avoir des enfants ! » non je désire avoir des enfants car j’en ai la possibilité, le tout est de savoir si on en a envie ou pas. C’est comme le mariage pour tous, tous les homo n’ont pas forcément envie de se marier mais ils veulent avoir le choix de se marier ou pas. Par contre oui, le choix de ne pas avoir d’enfant est réellement un choix car il va à l’encontre de la possibilité d’en avoir, et là c’est un choix à revendiquer, ou pas d’ailleurs, mais il n’est en rien ni meilleur ni moins bon, c’est juste une autre solution. Et personne n’a à juger tel ou tel choix ou désir.
Pia Petersen opère d’ailleurs la même généralisation quand elle parle de la toute puissance des femmes dans la littérature et là j’en ai sauté de mon canapé : Entre Harlequin et l’autofiction, je me demande bien où j’irais pour me poser des questions sur le monde. (p.96). Là encore, je ne suis pas en opposition avec elle, si on considère l’emprise des romances dans l’édition et je suis la première à m’énerver devant des romans trop sentimentaux, sans fond et bêtement romanesques qui assimilent les femmes à de frêles créatures sans défense, mais mon Dieu que c’est réducteur ! Que faire d’une Oates ? d’une Nuella O’Faolain ? d’une Doris Lessing, et de tant d’autres auteures ? Car la littérature écrite par les femmes n’est pas uniquement une littérature nombriliste et sentimentale, et Dieu merci !
Ce qui est dommage, c’est que je ne suis pas en contradiction avec le fond de sa pensée : comme elle, je trouve affligeant la conception que souvent les gens, et les femmes elles-mêmes, ont de la femme ayant choisi le célibat, je comprend les femmes qui ont fait le choix de ne pas avoir d’enfants, je sais que l’on peut être femme sans pour autant être une épouse et une mère, le problème n’est pas là.
Je suis sans doute plus optimiste que Pia Petersen et je crois à la possibilité des femmes de se réaliser en tant qu’être humain malgré leurs enfants, malgré leur mari. Je ne crois pas que le fait d’avoir des enfants empêche les femmes de créer, je crois que la femme peut se réaliser avec ou sans enfant, mais que sa réalisation ne doit pas passer à travers ces enfants, comme elle ne doit pas non plus se faire contre les enfants. Je ne dis pas non plus que les épouses-mères décrites par Pia Petersen n’existent pas, il y en a même beaucoup et je me suis souvent pris le bec avec certaines d’entre elles justement du moment où j’ai eu mes propres enfants, car même quand vous avez des enfants ce genre de femmes ne lâchent pas le morceau pour autant (« Ah bon, tu n’as pas allaité ? »). Vous allez dire que j’en reviens toujours à elle, mais, George Sand, qui elle, oui s’est mariée par convention, et mariage organisé en plus, et donc a eu des enfants, a dû lutter contre une société tout entière et pas seulement contre certaines mégères, c’est ce modèle-là, cette nuance-là que j’aurais aimé trouver davantage dans cette lettre.
Le problème est de, finalement, caricaturer les épouses-mères tout comme sont caricaturées les célibataires refusant d’avoir des enfants. Je ne sais pas si les femmes qui font des enfants le font par choix profond, je sais cependant que même si ce choix n’a pas été foncièrement pensé, le fait d’avoir des enfants ne décérèbre pas la femme et je m’élève même contre cela. Pia Petersen ne prend que des exemples de mariages ratés, de femmes mariées étriquées et c’est bien dommage car j’aurais aimé une démonstration qui ne soit pas un combat de caricatures (la vision des épouses-mères sur les femmes célibataires contre celle des célibataires sur les épouses-mères), j’aurais aimé une vision plus juste ou du moins plus large, et donc une démonstration forcément plus délicate mais qui m’aurait sans doute convaincue davantage.
Je n’accepte pas d’être pensée au travers d’une représentation à laquelle je ne corresponds pas, je ne veux pas être perçue généralement parlant ! (p.104),
Lecture commune avec Noukette, Leiloona, Cynthia et Titine.
Texte lu dans le cadre du Challenge 1% Rentrée Littéraire 2013.
lucie
/ novembre 9, 2013interessant ton billet, malgré tes bémols cela me donne envie. Cette collection est une merveille.
les Livres de George
/ novembre 9, 2013J’aime beaucoup aussi cette collection ! j’avais beaucoup aimé « L’autre fille » d’Annie Ernaux !
kathel2
/ novembre 9, 2013Bravo pour ce billet qui a réussi à exprimer ce que je ressentais… (j’ai fait un billet très bref) J’ai eu aussi l’impression d’être quelque peu rejetée par l’auteure dans mon rôle d’épouse et mère, aux côtés des intolérantes qui ne comprennent pas qu’une femme ne veuille pas avoir d’enfants. Alors que jamais, jamais, il ne me viendrait à l’esprit de suggérer à une femme qu’elle n’est pas « complète » tant qu’elle n’est pas mère. Je vois assez dans mon boulot d’enfants qui ne sont pas nés pour les bonnes raisons, et qui en souffrent, pour ne pas inciter le moins du monde une autre femme à faire le choix d’être mère. Cette liberté existe, c’est un choix de couple, et pas seulement de femme, d’avoir des enfants ou pas.
Et comme le souligne une autre de tes commentatrices, on peut heureusement être mère et faire autre chose de sa vie avant, pendant et après les enfants !
les Livres de George
/ novembre 9, 2013Un grand merci à toi Kathel, je me sentais un peu seule 😉 ! Tu as aussi raison de parler de « choix de couple », je trouve que l’homme est un peu absent dans ce texte, si ce n’est l’homme aimé auquel elle s’adresse, car l’homme est-il réellement à ce point influencé par ces épouses-mères ? je me suis posé la question.
anisdelitterama
/ novembre 10, 2013Tu imagines sans peine je pense les multiples sentiments et réactions que ton article, très intelligemment écrit et argumenté, a provoqué en moi. Moi qui depuis des années maintenant essaie de montrer que les femmes sont des écrivains comme les autres, que, non, effectivement elles n’écrivent pas seulement sur leur nombril, que non elles n’écrivent pas seulement des histoires d’amour, mais qu’elles cherchent à comprendre leur situation dans le monde, la place qui leur est faite et surtout celle qu’elles peuvent prendre.
les Livres de George
/ novembre 10, 2013J’ai beaucoup beaucoup pensé à toi en lisant ce livre ! je serais vraiment curieuse d’avoir ton avis sur cette lettre, car je pense que tu aurais beaucoup à dire et que la discussion serait passionnante.
MissG
/ novembre 11, 2013J’ai repéré ce livre de Pia Peterson il y a peu et je suis très tentée de le lire, son propos m’intéresse fortement et me touche dans une moindre mesure (pas toujours évident d’expliquer que mon célibat me convient pour l’instant et que non, je ne suis pas en fait une frustrée refoulée qui n’aspire qu’à être en couple, se marier et avoir des enfants).
Certains de tes arguments développés m’ont rappelé une conversation il y a quelques mois avec un homme au travail qui venait de me dire que de toute façon, pour un couple avoir des enfants était une finalité et que sinon cela ne servait à rien et que le couple n’avait plus de raison d’être, ce à quoi j’ai répliqué qu’en plus d’être stupide, sa réflexion était méchante et blessante à l’égard des couples qui souhaitent et ont du mal voire même ne peuvent pas avoir d’enfant. Il était en train de dire que ces couples feraient mieux de se séparer et qu’ils n’avaient rien à faire ensemble.
Les pensées non avancées de certains hommes sont vraiment affligeantes (tout comme celles de certaines femmes également) et il y a encore décidément beaucoup à faire pour les femmes écrivains qui écrivent, fort heureusement, autre chose que des histoires d’amour.
Etre en couple, avoir des enfants, être seule, ne pas désirer d’enfant, tout cela est une question de choix et au-delà de respect les uns envers les autres, ce qui manque cruellement à certains et certaines.
Beau billet bien argumenté en tout cas !
les Livres de George
/ novembre 12, 2013Effectivement la remarque de cet homme est stupide, si pour des couples ne pas pouvoir avoir d’enfant alors qu’ils en désirent peut être une blessure cela ne signifie pas pour pourtant que leur couple n’a pas de raison d’être, c’est ridicule.
Je trouve dommage aussi qu’une femme écrivain ne se batte pas plus pour que l’on sorte du cliché : les femmes écrivent des romances pour des femmes ! il y a des tonnes de contre-exemples.
Merci pour ton commentaire !
chaplum2
/ novembre 16, 2013Je viens de le finir et j’ai trouvé ce livre vraiment salutaire. Je suis d’accord avec toi avec tes objections et en même temps, pas d’accord. Je pense que le livre est provocateur mais c’est la seule façon de faire passer un message. Je pense par exemple aux femen, qui sont ces féministes qui n’ont trouvé, elles aussi, que la provocation pour réussir à ce qu’on parle d’elles. Toutes les autres associations féministes (en Belgique du moins) ont reconnu qu’on ne leur donnait que très peu la parole dans les médias car leur discours n’intéresse pas.
Je suis moi-même mariée mais sans enfants par choix et je suis devenue par la force des choses très susceptible sur le sujet. Car tout le monde se permet d’entrer dans ma sphère privée pour me juger et me donner des conseils et des jugements sur ma vie. Si par contre, j’émets la moindre réserve sur le choix des autres, je suis toute suite vouée aux gémonies. Mon mari et moi avons perdu des amis pour cette raison (mais je dois reconnaître qu’ils sont devenus cette caricature décrite dans le livre, n’ayant d’autres centres d’intérêts que l’enfant, ses couches et cie, …) Bref, je dois écrire mon billet sur cette lecture et j’ai aimé lire ton avis plus nuancé qui ouvre à la discussion 🙂
tassiem
/ novembre 17, 2013J’ai pondu ma chronique ici http://www.expression-exception.fr/instinct-primaire–pia-petersen.html
Maintenant, je vais prendre le temps de te lire avec mon plaisir habituel.
Et si nos avis sont fondamentalement différents, je reviendrai te le dire… 🙂
Bonne semaine.
les Livres de George
/ novembre 18, 2013Je viens de lire ta chronique et je me sens moins seule tout à coup ! Belle analyse et merci d’avoir exprimé certaines de mes réflexions que je ne suis pas parvenue à mettre en mots correctement !
Hâte de connaître ton avis sur ma chronique !
tassiem
/ novembre 18, 2013Bonjour « George »,
J’y ai répondu hier soir, tout de suite après, mais mystère de l’informatique : ma réponse avait disparue et je n’ai pas eu le courage de la réécrire. En gros, je disais que nous avions exactement fait la même analyse, que j’étais un peu plus dure que toi (car je me moque de Pia Petersen : le serpent s’est mordu la queue) et que je me liais totalement à ta conclusion : « Je n’accepte pas d’être pensée au travers d’une représentation à laquelle je ne corresponds pas, je ne veux pas être perçue généralement parlant ! (p.104) ».
Je te souhaite une très bonne semaine et au prochain plaisir d’échanger (je suis lancée dans la lecture du Livre de l’Intranquillité de Pessoa. Cela va me demander un certain temps ! Je le savoure à petites bouchées : chaque phrase est si intelligemment construite, pleine de poésie et si profonde ! Je n’en lis pas moins tes coms régulièrement (autant que faire se peut).
🙂