Je ne vais pas vous mentir, Le Boulevard périphérique est un roman sombre, angoissant que je n’aurais sans doute jamais lu sans l’impulsion du Prix des lectrices et donc sans cette proposition suggérée par Delphine. Et j’aurais sans doute eu tort. Ce fut presque un mal nécessaire, une plongée dans ce que l’on peut redouter de pire, mais écrit avec une telle intelligence que l’on ressort de ce livre comme réconcilier avec ses angoisses.
Le narrateur, un écrivain, peut-être Bauchau lui-même, en 1980, va tous les jours rendre visite à sa belle-fille, hospitalisée après une rechute violente d’un cancer. Tous les jours, il emprunte le boulevard périphérique de Chatou à l’hôpital, ou prend le RER. Parallèlement, il se souvient d’un ami, Stéphane, avec lequel il s’est initié à l’escalade pendant les années 40. Stéphane est mort lors de la débâcle allemande : son corps a été retrouvé nu dans un étang. Le narrateur, peu de temps après la guerre, a mené son enquête pour comprendre les circonstances de cette mort. Il a ainsi rencontré celui qu’il appelle Shadow, colonel SS connu pour son extrême froideur.
Le lecteur suit donc ce double récit : un récit journalier, de gestes quasi automatiques, de sentiments partagés entre l’espérance d’une ultime rémission de Paule, sa belle-fille, et une angoisse de la voir mourir
Je vois une longue suite de jours où j’emprunterai le boulevard périphérique ou le métro et toutes les stations qui vont jusqu’au fort d’Aubervilliers. (p.66)
; et les souvenirs de sa relation amicale avec Stéphane et des quelques entretiens qu’il a eus avec Shadow. Dans les deux cas, bien sûr, la mort est là et le narrateur s’interroge sur cette façon de l’accepter, d’en finir avec une espérance à laquelle on se rattache coute que coute.
Henry Bauchau était psychanalyste et cela se perçoit dans son écriture, ses réflexions, sa façon de penser la maladie, les relations, la mort. Il y a une densité, une profondeur qui évite cependant le langage souvent trop obscure de la psychanalyse. On sent cette influence de la psychanalyse par les symboles : Shadow, en premier, l’ombre à la fois du mal et de la mort, l’image de la mère de Paule, toujours présente au chevet de sa fille, qu’il ne désigne que par « la mère » comme si elle représentait la figure maternelle par excellence, sorte de Marie au pied de la croix de son fils (les références religieuses sont nombreuses dans le texte aussi), les mots vus et revus et qui soudain prennent un sens (la défense, si c’est pour cela qu’on a pris le boulevard périphérique, c’est bien la peine p.173) et toute cette réflexion aussi sur le corps, l’élévation à travers l’image de l’alpinisme et la figure aérienne de Stéphane.
Je ne pense pas que l’on puisse faire le tour d’un tel livre en une seule lecture, il y a tant à en dire et en même temps je sens bien que beaucoup de choses ont pu m’échapper, mais, de ce que j’en ai saisi, je crois que c’est avant tout, et notamment concernant les pages sur Paule, cette confrontation avec la mort imminente, mais aussi avec tout ce qu’elle entraine dans le quotidien, comment les vivants se rattachent à l’espérance, comment finalement n’importe quoi peut devenir un signe comme un match de tennis et la victoire ou la défaite de l’un des joueurs. Mais aussi les obligations que l’on se donne, le changement dans le rapport entre les êtres : Paule est à la fois une fille, une femme, une mère, une belle-fille et comment les êtres qui l’aiment prennent alors place à son chevet.
Les pages sur Stéphane ne sont pas dans la quotidienneté. Le narrateur fait appel à ses souvenirs, et les références à l’écriture à laquelle il ne parvient à donner assez de temps à cause de ses visites à l’hôpital, laissent suggérer la volonté d’écrire à livre sur Stéphane (Stéphane et Shadow attendent de moi la vie précaire de l’écriture p.210). Ce travail de réminiscence, de volonté de comprendre, 40 ans après, la relation étrange que Stéphane avait nouée avec Shadow, est un travail préparatoire à l’écriture, et pourtant tout ceci est raconté dans un roman, dans ce roman qu’il a fini d’écrire en 2007.
Finalement dans ce roman, (mais est-ce bien un roman ?) trois époques se superposent : 2007, le temps de l’écriture, 1980, le cancer de Paule et 1940/1947, l’histoire de Stéphane. Au début, on pense que le récit sur Paule est contemporain de l’écriture, puis la date apparaît et si à la fin du roman celle de 2007 surgit également, c’est sans doute que ces dates ne sont pas innocentes.
Il y a dans cette écriture, quelque chose du journal et je n’ai pas été surprise de constater que Henry Bauchau était un diariste. Ici, il écrit le quotidien, terrible certes : c’est un journal intime ; il écrit aussi ses réflexions, ses souvenirs en vu d’un livre : c’est un journal d’écrivain, et pourtant c’est bien « roman » qui est écrit sur la couverture de ce livre. Car les deux « journaux » sont liés, forcément, et Shadow comme Stéphane hantent son quotidien, se mêlent à sa réalité mais aussi à ses rêves et permettent sans doute d’appréhender la maladie et l’angoisse de la mort de Paule.
Irrémédiablement nourriture, sommeil, travail, argent, la vie continue et les camions, les voitures continuent de rouler sans fin sur le périphérique formant une éternité de mouvement, de bruit et d’énergie (p.252).
Ce boulevard périphérique qu’il emprunte chaque jour, ses portes qu’il passe, ces stations de métro ou de RER qui s’égrènent comme les grains d’un chapelet (p.63), comme lors une prière, est un trajet presque initiatique jusqu’à cet hôpital où il ne sait jamais comment il va trouver Paule.
Je crois que je pourrais encore écrire longtemps sur ce roman sans pour autant en rendre réellement compte, et à cause de cela, je ne peux que vous conseiller de le lire.
Roman lu dans le cadre du Prix des Lectrices et du Challenge Paris.
delphinesbooks (@delphinesbooks)
/ octobre 11, 2013Comme tu dis, c’est un livre d’une grande richesse et si profond, tout que j’aime (même si ici le sujet est en plus difficile). Un grand ce Bauchau, une belle découverte pour moi en tout cas
Adalana
/ octobre 11, 2013Je ne crois pas que ce soit le bon moment pour moi de le lire, mais il m’attire depuis longtemps et ton billet m’encourage encore plus à le découvrir.
zazy
/ octobre 11, 2013Il m’attire depuis longtemps, depuis sa sortie en fait, sans que jamais je trouve le courage de l’ouvrir
MissG
/ octobre 11, 2013Je partage ton avis, c’est une lecture riche et à tiroirs dont on ne saisit pas toutes les nuances dès la première lecture. Comme toi, je n’aurais pas été vers ce livre de moi-même mais je ne regrette pas la proposition de Delphine, cela m’a permis de faire une belle découverte.
Claire Fayau (legenoudeclaire)
/ octobre 11, 2013Je ressens exactement la même chose que Mlle Adalana… Je vais le commencer, mais si c’est trop dur, je ne relèverai pas le défi de lire les 10 livres de la sélection.
Coccinelle
/ octobre 11, 2013Bonjour George, je l’ai lu il y a quelque temps et j’en garde un souvenir précis, ou alors c’est ton excellent billet qui a ravivé ma mémoire ! C’est vrai qu’il y a tant de choses à dire et que le seul conseil, c’est lisez-le !
Bonheur du Jour
/ octobre 11, 2013Vous en parlez vraiment très bien. J’aime Henry Bauchau, j’ai lu plusieurs livres de lui, mais je ne sais pas si je le connais vraiment. Il faut du temps pour apprivoiser son oeuvre, pour la connaître, elle est tellement riche.
Bon week end.
Nanou
/ octobre 11, 2013Un livre que j’ai beaucoup apprécié. Comme toi, je pense qu’à chaque lecture, on en perçoit des choses différentes. Et puis, il faut prendre son temps pour le lire, il aborde tant de thèmes.
modrone
/ octobre 12, 2013Un livre formidable lu il y a quelques années et dont je me souviens notamment du trajet sur le périphérique.
jostein59
/ octobre 12, 2013Depuis que j’ai lu ce livre, je découvre d’autres romans de l’auteur. J’ai lu L’enfant rieur, mais qui est lui un récit autobiographique, superbe cependant. Et j’ai L’enfant bleu dans ma PAL. C’est vraiment un auteur que je lis avec plaisir, quoique effectivement ses récits sont toujours assez sombres.
anisdelitterama
/ octobre 12, 2013J’en ai un de lui qui m’attend dans ma pile ; « Antigone ». je vais le lire bientôt.
A.B.
/ octobre 12, 2013l’Antigone de Bauchau est une réussite. Je l’ai découvert en 2010 et j’ai trouvé son écriture « silencieuse » pure et très poétique.
Madame
/ octobre 12, 2013J’ai ce livre dans ma PAL depuis longtemps! Ton billet me donne envie de le commencer
accalia
/ octobre 13, 2013Je n’ai pas réussi à aimer ce roman, j’ai été trop mal à l’aise…je l’ai lu au mauvais moment. Dommage. Je vais attendre un peu avant de retenter l’expérience avec un autre de ses romans!
Missbouquinaix
/ octobre 25, 2013Alors moi, je suis complètement passée à côté … J’ai été agacée, lassée (ses trajets de RER, on s’en fout un peu) et finalement frustrée (parce que j’aurais voulu en savoir plus sur l’histoire avec Stéphane) …
Je vais essayer d’écrire mon article d’ici dimanche .. .
les Livres de George
/ octobre 28, 2013Ce n’est pas un livre facile et sans doute n’étais-tu pas dans les meilleures conditions pour l’apprécier !