« L’autre fille » d’Annie Ernaux

Alors que sa mère discute avec une dame sur le trottoir, devant l’épicerie familiale, Annie Ernaux a appris l’existence et la mort d’une soeur. Cette révélation, faite de façon involontaire, saisie par l’oreille indiscrète d’une enfant de dix ans, qui se croyait unique, sera un réel traumatisme, mais un traumatisme silencieux, enfoui.

Il y a longtemps que je voulais lire un roman d’Annie Ernaux, et avec ce récit autobiographique, j’ai un peu l’impression d’avoir commencé par la fin, alors même que l’auteur y raconte, sans doute, l’origine de son besoin d’écrire, de cette vocation étrange d’exister par l’écriture.

Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. (p.35)

Cette sœur, morte à six ans de la diphtérie, son existence, furent passées sous silence, secret de famille que l’on cache dans un coffre comme le livret de famille que l’on enferme et dissimule aux regards indiscrets parce qu’il porte la marque indélébile d’un nom et d’une existence qui n’est plus. Annie Ernaux raconte comment elle a vécu avec l’absente omniprésente, entre elle et ses parents, comment elle s’est, petit à petit, vécue comme l’intruse, la dérangeante :

Il fallait donc que tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée. (p.34)

Elle tente entre ces pages de donner forme à cette fille, à travers quelques photos, quelques souvenirs d’une cousine, ou la lettre d’un voisin, à travers quelques bribes de mots échappées qui font de l’absente une sainte, plus vraiment une enfant, une être désincarné, dont elle ne sait rien ou presque.

Tu es l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations. Le secret. (p.13)

Car cette enfant est avant tout une « fille » et non une « soeur ». Annie Ernaux en parle par rapport à sa mère, à sa relation à la mère, tente par là même de comprendre l’attitude de sa mère à son égard. Elle pardonne un peu aussi : Je ne leur reproche rien. Les parents d’un enfant mort ne savent pas ce que leur douleur fait à celui qui est vivant. (p.51) … Elle reconnaît aussi avoir participé au silence, s’explique mal sa non volonté d’en parler du vivant de ses parents, sa complicité dans ce secret.

Ce texte est un témoignage, pas une plainte et encore moins une lamentation, il met les mots sur l’indicible, sur ce qui ne porte pas de nom. Oui, il n’y a pas de terme pour désigner des parents qui ont perdu leur enfant, alors on use de périphrases, comme celle utilisée dans la citation précédente, et il y a encore moins de termes pour les enfants ayant perdu leur frère ou leur soeur, c’est au-delà du vocabulaire, la langue française manque de mots. Mais plus que le récit de la perte d’un enfant, ce livre est le récit d’une construction par défaut, d’un être qui doit vivre alors qu’il n’aurait pas dû naître si l’autre fille avait vécu. Car qui est vraiment cette « autre fille » ? Celle qui est morte ou celle qui a vécu. Annie Ernaux donne une réponse dans les dernières pages, mais le doute est permis, si ce n’est que dans l’expression « l’autre » se lit comme un certain dédain, le même dédain que dans les mots échappés de la mère : « A la fin, elle a dit de toi elle était plus gentille que celle-là. / Celle-là, c’est moi. (p.16).

C’est un texte terrible mais fondateur, presque salutaire pour celle qui l’écrit et sans doute aussi pour celle ou celui qui le lit. C’est une lettre à l’absente, une lettre sans destinataire et par là-même destinée à tous, ni voyeur, ni indécente, une simple quête d’identité puisque l’on se construit toujours par rapport aux autres, aux vivants et aux morts, par rapport à ce que l’on nous a révélé de notre passé ou par rapport à ce que l’on nous a tu mais que, finalement, on devinait.

Récit lu dans le cadre Un Jeudi, Un Livre, auquel a également participé Asphodèle, avec un livre, le hasard fait bien les choses, édité aussi chez Nil dans la Collection « Les Affranchis ». Et du Challenge ABC lettre E.

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48 Commentaires

  1. Je n’ai encore jamais lu cette auteure, ton billet est très convaincant. J’ai son Quarto dans ma pal…je vais peut-être le mettre en haut de la pile.

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  2. linda

     /  novembre 25, 2012

    Quel est le moment que vous aimez le moins et pourquoi ?

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